[ L’age critique ]

La crise

On pourrait penser que notre perception de l'adolescence découle du bon sens, du fait que l'on identifie ce groupe en fonction de ce qu'il est par essence. Mais, comme pour toute catégorie, elle dépend surtout de l'évolution de la structure sociale et de son besoin, à un moment de son histoire, de définir une catégorie par rapport à une autre.

Dans son ouvrage Histoire de l'Adolescence, l'historienne française Agnès Thiercé, a démontré que la notion d'adolescence était apparue au milieu du XIXe siècle, et elle s'est appliquée à décrire son évolution, jusqu'en 1914. La plupart des passages cités dans ce texte sont extraits de son étude.

Avec l'avènement de la bourgeoisie, la transmission du pouvoir par le sang n'est plus centrale. Pour le bourgeois, c'est par son instruction et son éducation, que l'enfant doit garantir la continuité familiale dans la prospérité. La formation et l'éducation des garçons, au-delà de l'école primaire, va représenter un nouveau temps de la vie nécessitant une nouvelle définition. Les découvertes médicales du XVIIIe siècle autour de la puberté, ainsi que les théories de Jean-Jacques Rousseau, développées dans son Émile ou l'éducation, vont très fortement influencer cette réflexion et l'orienter autour de l'idée de crise 1.

Cette vision négative exige des mesures, à la fois de contrôle et de protection à l'encontre de l’adolescent. C'est donc à l'intérieur d'établissements scolaires, isolés du monde, en particulier de la ville, que l'étude sur l'adolescence va s'opérer. Cette époque verra une très forte croissance des constructions scolaires. L’école accueille donc en ses murs l’apparition de l’adolescence, dans le sens où, en créant un espace et un temps particulier et destiné à cet âge, elle en a dessiné les contours et dressé le portrait, dans la perspective qui lui est propre 2.

Dès son origine, l'adolescence est aux mains des pédagogues, moralistes, hommes d'Église, juristes et autres observateurs sociaux, puis, celles des politiques et des psychologues; elle est perçue le plus souvent comme problématique 3.

Cette couleur appliquée à l'adolescence, lors de sa définition originelle, va perdurer et on peut se demander dans quelle mesure elle influence notre perception contemporaine de cet âge. Si l'on observe la littérature sur le sujet ou qui lui est destinée, comme au cinéma ou à la télévision, on constate que la perception doublement négative, au sens de dangereux et en danger est très largement dominante. On y évoque les risques qu'encourent les adolescents quant à leur alimentation, leur sexualité, leur consommation de drogues, leurs maladies psychiques, leur dépendance à la télévision, aux jeux vidéo …, mais aussi les dangers qu'ils représentent pour la société, en particulier sous la forme de la violence des jeunes, ou définis sous le terme ambigu d’incivilités. Les adolescents sont représentés comme un groupe, une masse dangereuse, incontrôlable, en rupture, et que l'on ne comprend pas.

Pire, la notion de crise imprime à l'adolescent une fonction contestataire à l'intérieur de la société. En quelque sorte, la révolte adolescente devient par essence celle d'un âge et cette perception annule les motifs, légitimes ou non de cette même révolte. Les principaux mouvements de revendication juvénile ont souvent été réduits à des élans égoïstes, immatures, ou en tout cas fondamentalement dépendants de leur nature adolescente au détriment de leur légitimité dans un contexte social donné.

La situation tendue dans certains quartiers des périphéries des grandes villes européennes et sa gestion par les politiques en font la démonstration 4.

Force est de constater que cette tactique de rejet ou d'évitement des revendications adolescentes s'appuie sur cette définition négative originelle de cet âge.

Immobile

Comme on l'a vu plus haut, l'identification d'une nouvelle classe d'âge a exigé, de la part des pouvoirs publics, l'édification d’une importante infrastructure susceptible d'accueillir et d'occuper une partie de la population. Dès le milieu du XIXe siècle, on assiste à un développement important des établissements scolaires, selon des normes qui commencent à s'imposer autour de la sécurité, de l'hygiène et du goût.

La mission première des établissements scolaires est alors de soustraire l'adolescent au vide qui le guette, dans cette période qui suit l'école primaire et précède le régiment. Les différents spécialistes de la question semblent s'accorder sur les dangers de l'inaction et du désoeuvrement 5.

On peut constater que ce type d'arguments est aujourd'hui encore fréquemment avancé pour expliquer la délinquance adolescente, y compris par les jeunes eux-mêmes (comme une excuse dans leur cas). Mais l'école est là pour y remédier.

Les jeunes, repoussés hors du monde adulte auquel ils n'appartiennent pas encore, peinent à trouver un espace identitaire. En cela, l'école ne constitue qu'un pis-aller, dans le sens où c'est le lieu choisi justement par les adultes afin de les maintenir occupés. Dans l’espace public, on s'aperçoit que les groupes d'adolescents sont, le plus souvent, mal perçus. On les considère bruyants, grossiers, au pire menaçants, au mieux indésirables et leur évanouissement derrière des murs de l’école calme les tensions.

En visitant les écoles, on s’aperçoit vite que l’organisation spatiale est pensée en priorité dans une logique fonctionnelle dont le but est de contenir les mouvements des adolescents. Il s’agit de régler les déplacements et de limiter leur ampleur au maximum. La masse des élèves peut s’avérer expansive, voire dangereuse lors des trajets du début et de la fin des cours, dans les escaliers par exemple. Bref, pour des raisons de sécurité et d’efficacité, l’architecture scolaire doit permettre la gestion des mouvements et des horaires avec la rigueur d’une mécanique horlogère.

De même, on ne se déplace pas librement en classe. On doit demander la permission pour aller boire ou sortir aux toilettes. La distribution des tables reste constante durant l'année, mais elle peut évoluer selon le fonctionnement de la classe, en séparant des amitiés trop bruyantes, ou en palliant une myopie, par ci, par là.

De manière générale, les mouvements, les positions et les postures sont chorégraphiés par l'autorité scolaire, celle du directeur, des secrétaires, des concierges et enfin, des enseignants, à l’intérieur d’une architecture officielle et d’un horaire cadre fixé par la loi.

Les prises de vue ont été organisées dans ce même rapport d’autorité. Les photographies de cette étude ne sont pas des instantanés au sens où elles seraient le résultat d’une chasse à l’image ou d’une observation naturaliste.

Les jeunes ont été placés dans l’espace et l’image s’est organisée en fonction des rapports de sens, mais aussi formels; d’échelle, de couleur ou de lumière.

La relation entre les adolescents et l’espace scolaire a été mise en scène, à l’intérieur d’une même image, mais aussi par la juxtaposition des vues d’architecture et des portraits. De plus, des longs temps de préparation, puis de prise de vue, ont figé les postures et les expressions.

Si la place de l’enfant dans l’école est conceptualisée ou prévue par l’architecture, il en va de même pour ces photographies qui sont le produit de décisions visant la cohérence avec ce contexte particulier.

On a parlé, plus haut, de documentation et de mémoire. Que retenir d’une telle proposition?

N’oublions pas que ces images sont le produit d’un choix et d’une stratégie. Il en sera de même pour leur lecture. Le sens proposé et son interprétation sont de l’ordre de la subjectivité.

Mais il existe un fait indéniable et que l’on ne peut contester; c’est le chemin du regard, sa pertinence conceptuelle ou formelle.

Cette donnée est objective dans le sens où elle est accessible et libre de droit; il appartient à tous de l’utiliser.

L’enquête photographique ne se résume pas en une suite des sujets traités, mais elle documente surtout des regards portés, des manières de voir, des outils multiples et disponibles, dont la fonction première est de comprendre le monde et d’interpréter sa réalité.

-NS


  1. «Au XIXième siècle, la signification négative de crise domine: l'adolescence est rupture mais plus encore péril. La notion de *moment critique» – Michelle Perrot, Approche historique, Adolescence et violence*, Journées d'études de l'ANPASE, Versailles, 26-28 octobre 1083. 

  2. «la meilleure assise institutionnelle à la distinction de l'adolescence» – Michelle Perrot: la peur de la jeunesse au XIXième, op. cit., p. 3. 

  3. «L'apprentissage en disparaissant engendre la criminalité adolescente» – Beignet, La Décadence de l'apprentissage, Angers, J. Siraudeau, 1911, pp. 30-31 

  4. «De quinze à vingt ans, l'être moral, sollicité au crime par l'éveil des passions et les désirs des jouissances et n'ayant pas encore été moralisé par la vie, est le bandit à l'état pur… Ne vous y trompez pas, le plus grand danger social, c'est le bandit imberbe» – Émile Faguet, cité par Louis Lamy, La Criminalité de l'enfance, op. cit., sur la première page de couverture. 

  5. «L'occupation complète et bien ordonnée de toutes les heures du jour est la meilleure et la plus sûre garantie de la conservation de la santé, parce qu'elle est la meilleure et la plus sûre précaution à prendre contre les mauvais penchants. Heureusement qu'à cet âge, l'organisation se prête d'elle-même et sans peine à ce besoin d'occupation et de travail. On peut même avancer qu'il n'y a point, à cette époque de la vie, de repos véritable, ni pour l'imagination, qui commence à se développer, ni pour le corps, dont les fluides nutritifs surabondent. C'est l'époque des premières idées, qui arrivent en foule, c'est celle où l'on est tourmenté du besoin de tout connaître, c'est celle enfin du mouvement moral et physique, dont on ne chercherait en vain à réprimer la double activité. Il faut nécessairement qu'elle ait son cours, et c'est à la bien diriger que doit tendre essentiellement l'éducation. Abandonnée à elle-même, cette activité n'en marchera pas moins, mais elle ne produira que des vices.» – J. P. Pointe, Hygiène des collèges comprenant l'histoire médicale du collège royal de Lyon, Paris, J. B. Baillère, 1846, pp. 172-174.